vendredi 20 juin 2014

Reprendre la main sur le "faire"

par Catherine Saracco et Camille Bosqué


Les 15 et 16 mai derniers se sont tenues au Cnam deux journées "Ateliers des possibles" consacrées à l'émergence de "tiers-lieux de fabrication". Camille Bosqué, doctorante en esthétique entre l’université Rennes 2 et l’Ensci (dont les recherches portent sur ces sujets) faisait partie du comité scientifique d’organisation. Cette manifestation pluridisciplinaire croisait essentiellement des approches issues des théories de l'organisation, de la sociologie de travail et du design, illustrées par des témoignages de terrain et des pratiques autour du mouvement Maker en France et à l'étranger.
Pour examiner les enjeux contemporains liés au développement de ces FabLabs, hackerspaces ou makerspaces, différentes questions étaient au centre des débats, qui touchent autant à la question des communautés,  aux formes de travail associées qu'à la place de ces tiers-lieux dans le contexte d'une globalisation des pratiques et des modes de fabrication.
À l'heure où ces sujets ont le vent en poupe et sont largement relayés par les pouvoirs publics et les médias, cette manifestation qui a attiré plus de quatre cents personnes a été traversée par des débats critiques et passionnés. La notion de communauté a été reprise à différents niveaux, questionnant les nouvelles formes de sociabilité et les valeurs de partage revendiquées par ce mouvement qui essaime aujourd'hui partout dans le monde.
Ces communautés dites "ouvertes" défendent une vision du monde où convergent différents milieux socio-culturels dans un idéal de "démocratisation des outils de fabrication" et de réappropriation de la technique. Au-delà des principes socles de ce mouvement, les questions d'intégration, de modes de régulation et de pérennisation de ces démarches ont été soulevées sans complaisance de même que l'élan messianique qui teinte par endroit cette mouvance, pour certains associée à un phénomène de mode.
N'y a-t-il pas lieu d'interroger l'éventuelle remise en jeu de formes de domination sociale ? Ces lieux sont-ils réellement aussi démocratiques et horizontaux qu'ils l'affichent ?
Mais la question de la communauté doit être reliée à la qualification même de ces lieux : lieux de fabrique, ateliers partagés, "laboratoires de fabrication", espaces d'autoproduction. Que produit-on, si l'on produit effectivement quelque chose ? Pour quels enjeux, quelles finalités, pour porter quel message ? Avec quel jeu d'acteurs ? 
Ces nouvelles pratiques d'empowerment parfois proches du bricolage interrogent en creux les contours du métier de designer, ainsi que son économie de projet dans le contexte d'une relocalisation des savoir-faire et de valorisation des circuits-courts. Une mutation est indéniablement en cours, associant le designer tantôt à un médiateur, un artisan, un "maker", un co-producteur, brouillant les lignes classiques ou historiques de sa profession. Ce faisceau de questionnements est d'ailleurs au travail dans les ateliers de projet de l'Ensci et approfondi avec différents éclairages par le département de la recherche de l'ENSCI.

Néo artisanat ou proto-industrie ?


"It's more a movement than a market", écrit Mark Hatch, le fondateur de TechShop, dans The Maker's Manifesto. Ces ateliers partagés, dans la lignée du mouvement Maker, font l'hypothèse d'un changement d'échelle. La notion d’autoproduction, présente dans de nombreux débats, implique pour celui qui s’en réclame de prendre en charge lui-même la conception, la fabrication et la distribution de son objet. Les nouvelles pratiques liées à la fabrication numérique et les FabLabs posent la question de la fabrication en dehors des schémas industriels dépendant d’une autre échelle, plus locale. La question du marché et de la valeur économique est souvent écartée au profit de "pratiques indisciplinées" et d'une vision radicale et alternative. Ces pratiques se manifestent par une forme d’autonomie et se réclament d’une réappropriation du travail et d’une redéfinition du lien social, qui se rapproche de l’idée d’”utopie concrète” développée par André Gorz. Le système technique dans lequel nous évoluons et que ces communautés font progresser apparaît comme étant intimement lié au politique. Le manifeste Internum présenté par Franck Cormerais lors du colloque est d'ailleurs un condensé de ces idées, qui proclame "qu’il existe en dehors d’une dystopie programmée, un avenir radieux où la technologie est au service d’un développement équilibré entre humains, machines et écosystèmes."
La production à l'oeuvre grâce aux machines numériques entre également en écho avec certains savoir-faire artisanaux. Ils sont complétés, augmentés ou redessinés par la rencontre entre techniques traditionnelles et dispositifs de fabrication assistée par ordinateur. L'exemple donné par le FabLab du Cerfav est à ce titre éloquent, qui adosse les secrets d'atelier du verre à des conceptions d'outils ou de moules que seule la fabrication numérique peut permettre. Là où certains ateliers considèrent les productions des machines numériques comme étant une fin en soi, les artisans verriers emploient les particularités de l'impression 3D et de la découpe laser pour concevoir des supports techniques ou des contre formes éphémères qui accompagnent la production d'objets soufflés ou moulés. La revitalisation de certaines cultures artisanales par l'outil numérique apparaît comme une piste à explorer pour mesurer le potentiel de la fabrication numérique à cette échelle, dans un prolongement de certaines valeurs des Arts & Crafts. L'autoproduction telle que pratiquée par les fondateurs la boutique londonienne Unto This Last, dont la filiation avec John Ruskin ne saurait être plus claire, incarne cette ligne brouillée et parfois ambiguë entre artisanat et design, entre production proto-industrielle et fabrication à façon.
Les "fabriques de quartier", comme La Nouvelle Fabrique au CentQuatre et WoMa prouvent également que différents modèles économiques sont possibles pour ces FabLabs et autres tiers-lieux, qui confondent d'ailleurs souvent co-working, "espaces de sociabilité" et fabrication numérique.
Plusieurs discussions entre le public et les intervenants ont également révélé une certaine attente sur des questions de formation, l'émergence des FabLabs et autres makerspaces pouvant être perçue comme une réhabilitation progressive des métiers dits "manuels", vivier potentiel pour recruter des jeunes à l'heure où les formations dites "techniques" souffrent en France d'une assez mauvaise réputation. Cette culture de l'apprentissage et du "faire", défaillante en France, pourrait alors par le biais de ces tiers-lieux de formation informelle, refaire surface. L'idée de "faire un pont entre des générations et des cultures différentes" a été d'ailleurs souvent évoquée. Dans la droite lignée des thèses défendues par Richard Sennett, le savoir-faire de métier peut être dans ce sens un moyen de requalifier le travail, vers un autre modèle politique. Le discours porté par les fondateurs du FacLab met d'ailleurs clairement en avant la volonté de valoriser la fabrication numérique comme lien entre "ceux qui ont la culture de l'ordinateur et ceux qui ont la culture du bricolage et de la main".

Au FacLab à Gennevilliers, février 2013 (Camille Bosqué)

Les données de nos objets


La nouvelle économie de la production au travail dans les ateliers et tiers-lieux de fabrication apparaît comme un refus de l'éclatement de la chaîne de production telle qu'envisagée par la grande industrie. 
La grande industrie de Marx, basée sur la centralisation des moyens de production et la séparation entre le lieu de production, le lieu de consommation et l'habitat serait donc arrivé à son terme. Le prolongement des valeurs de l'Open Source et du logiciel libre dans le hardware et dans la fabrication semble aller dans ce sens, encourageant au passage certains fantasmes copieusement relayés par les médias de "l'usine au salon". Cela s'incarne finalement dans de nombreux projets, qui mèlent relocalisation et circuit-court en revendiquant une transparence et une confiance. Il s'agit de montrer comment les choses sont faites, de révéler les coulisses de la fabrication, de donner à chacun la possibilité de s'emparer de certains paramètres pour faire soi-même, adapter, modifier, "s'approprier". Ces modes exploratoires qui se dessinent en dehors de l'industrie classique et des institutions définissent un rapport alternatif à la production d'objets et mettent en avant des pratiques "indisciplinées" avec des degrés de contestation des modèles existants très variables. La revendication totale d'autonomie et de partage a trouvé sa démonstration par la voie de Christophe André, pour qui "le design consiste à créer une documentation (plan, détail de construction...) d'un objet ou d'un système, situé à mi-chemin entre l'art et la science."
La question de l'Open Design ou du "design libre", au coeur de nombreux débats, prouve que ces paradigmes encore expérimentaux cherchent encore à formuler leurs principes. L'économie du partage, les biens communs et l'importance d'encourager un progrès collectif et une innovation "ascendante" ou contributive infusent jusque dans les plans de certains objets et perturbent les contours habituels de la pratique du design, que la démocratisation des outils de fabrication numérique semble pouvoir ébranler. De nouveaux standards et de nouvelles façons de fabriquer - en petite série ou à la pièce - sont sans cesse mis à l'épreuve, par des démarches qui se revendiquent du design tout en imposant de fait une nouvelle définition du métier, hors des institutions et des cadres classiques de l'innovation.
Objets à finir, objets à compléter, design paramétrique ou métadesign : les produits de la fabrication numérique et ce redécoupage de l'action collective jouent avec certaines données, la "documentation", telle que définie par Massimo Menichinelli dans sa présentation au colloque étant souvent présentée comme une exigence principale. Les données qui forment les objets qui naissent de ces techniques encore souvent balbutiantes peuvent être captées dans nos environnements, comme dans le travail de Mischer & Troxler The Idea of a Tree, ou déterminées par les besoins ou envies de chacun. Si les travers les plus durs de la customisation ne sont pas loin, il apparaît néanmoins qu'un nouveau langage formel se définit peu à peu, où l'aléa et la variation dans la forme sont déterminantes.

"Réenchanter le monde"


Il est intéressant de constater que l'émergence de ces nouvelles pratiques du "faire-ensemble" s'annonce aujourd'hui comme une tendance de fond qui, au delà du design, pollinise aussi le champ de l'architecture. Comme l'illustre la récente exposition "Réenchanter le monde" à la CIté de l'architecture et du patrimoine, de nombreux architectes organisés en réseau à l'échelle internationale s'éloignent d'une posture centrée sur l'architecture comme produit ou objet et ouvrent le champ à des pratiques collaboratives pour une "architecture du milieu" en prise avec les ressources et spécificités culturelles où elle se déploie. Porté entre autres par les japonais Shigeru Ban (Pritzker Prize 2014) et Wang Shu ou encore l'architecte burkinabé Diébédo Francis Kéré, cette nouvelle mouvance se détourne des modèles de construction en vigueur, revisite des techniques vernaculaires, célèbre le retour des matières locales et ce faisant, réhabilite les vertus de l'échange et de la transmission.
Simultanément, certains architectes empruntent des chemins proches, revendiquant un engagement politique, voire une résistance. Ils mettent à disposition des utilisateurs des modèles constructifs, réinterpréatables et adaptables selon les envies ou les besoins. Mais là où ces initiatives sont véritablement transformatrices de la société parce qu'opérant en situation d'interculturalité et donc d'hybridation des pratiques, d’autres approches de type architecture Open Source comme que le projet Wikihouse tendent peut-être, malgré eux, vers une forme d’uniformisation du cadre bâti.
La question des défis socio-économiques associée aux technologiques additives a été également abordée en pointant notamment les risques sanitaires résultant d’une exposition à des matériaux ou solvants toxiques. Par ailleurs, la fabrication d’objets non standards issue de ces espaces de production se heurte aujourd’hui à un vide juridique en l’absence de procédures de certification et de mise en conformité de ces objets. Qui est en effet juridiquement responsable en cas d’accident ?
Enfin, en période de contraction des coûts dans le secteur privé, les nouveaux espaces de conception et de fabrication apparaissent comme une chance à saisir pour les entreprises qui n’hésitent pas à externaliser une partie de leur R&D.
En filigrane des questions soulevées pendant les deux journées du colloque Ateliers des possibles se devine la question d’une action nécessaire à mener pour faire face à une période de crise ou de transition. Quelque chose doit changer, des “possibles” sont à élaborer. Dans un contexte décentralisé, les tiers-lieux de fabrication et autres initiatives contributives de conception et de construction mettent en jeu une nouvelle économie de projet pour le designer ou l’architecte. L’appropriation et le travail autour des technologies de fabrication numérique telles qu’elles se présentent désormais aux mains du “grand public” reste à finir ou à qualifier. Quelles sont les formes à venir pour le monde de demain ? Quelles sont les limites de cet exercice de style auquel les designers peuvent se prêter et qui perturbe les définitions classiques du métier ?

Pour aller plus loin :



Anderson, Chris. Makers : La nouvelle révolution industrielle. Paris: Pearson, 2012.
Gorz, André, and Utopia. Manifeste Utopia. Lyon: Parangon, 2008.
Hatch, Mark. The Maker Movement Manifesto: Rules for Innovation in the New World of Crafters, Hackers, and Tinkerers. McGraw-Hill Professional, 2013.
Hippel, Eric Von. Democratizing Innovation. Édition : New Ed. Cambridge, Mass.: MIT Press, 2006.
Rifkin, Jeremy. la troisième révolution industrielle. Arles; Montréal (Québec): ACTES SUD, 2013.
Sennett, Richard. Ce que sait la main : La culture de l’artisanat. Paris: Editions Albin Michel, 2010.
Stiegler, Bernard. Réenchanter le monde : La valeur esprit contre le populisme industriel. Paris: Editions Flammarion, 2008.
Gershenfeld, Neil. Fab: The Coming Revolution on Your Desktop--from Personal Computers to Personal Fabrication. New York: Basic Books, 2007.